Poussée par le souffle de l’automne, la fête d’Halloween avec ses petits et ses grands frissons est enfin arrivée. Les jeunes impatients pourront déambuler dans les rues pour récolter leurs précieuses sucreries. Ce soir, soyez tout de même aux aguets devant ces sorcières et ces farfadets, vous pourriez être surpris par le surnaturel, qui sait? D’ici là, transportez-vous dans l’ambiance mystérieuse de l’auteure, Ariane Gélinas qui, avec « Les murmurantes », pourrait bien éveiller vos sens aux phénomènes insolites du jour. Passez une bonne soirée de frayeur!
Ariane Gélinas a publié une quarantaine de nouvelles dans diverses revues, telles Alibis, Galaxies et Solaris. Depuis 2008, elle est la directrice artistique de la revue Brins d’éternité. Détentrice d’une maitrise en création littéraire de l’UQTR, elle poursuit un doctorat sur Les mémoires du diable de Frédéric Soulié. Sa novella L’enfant sans visage a été publiée en 2011 aux Éditions XYZ, et ses romans Transtaïga (prix Jacques-Brossard 2013) et L’île aux naufrages sont parus respectivement en 2012 et en 2013 aux éditions Marchand de feuilles. Un recueil de nouvelles, Le sabbat des éphémères, est également disponible depuis octobre 2013 (Éditions Six brumes).
»Les Murmurantes » par Ariane Gélinas
7 octobre 2013, Paxson, Alaska.
Le soleil déclinait au-dessus de la Richardson Highway. Penchée sur le volant, mon amie Marie-Anne luttait contre la fatigue, ses yeux marron, mi-clos, contrastant avec son teint blafard. La route avait été harassante depuis Fairbanks, et nous nous languissions de faire escale à Paxson. Au loin, je distinguai enfin, parmi les épinettes nimbées des lueurs du couchant, les contours d’une bâtisse. Je croisai les doigts pour qu’il ne s’agisse pas de l’une des habitations délabrées qui jalonnent cette région de villages fantômes abandonnés après la ruée vers l’or. Je songeai aux histoires de spectres au sujet de cet endroit, qui abriterait, l’hiver venu, une horde de revenants. L’un de ces récits, qui se tramait dans les environs, m’avait particulièrement intéressée : deux femmes, surnommées les murmurantes, chuchotaient près des cabines d’un motel, la nuit durant. Leur présence avait été attestée par des dizaines de voyageurs. Selon certains d’entre eux, elles ne se contentaient pas de discuter : elles déplaçaient leurs effets personnels, soufflaient les lampes…
Je frissonnai en replaçant mon foulard autour de mon cou. À tout le moins, la route était exempte de neige malgré le givre qui scintillait sur les branches chétives des conifères. Marie-Anne poussa un cri de joie avant de désigner l’enseigne défraichie de la Meier’s Lake Roadhouse. Mais son enthousiasme se dissipa lorsqu’elle aperçut les bâtiments mal entretenus du motel, flanqués d’une chapelle à la croix bancale. Elle proposa :
― Peut-être devrions-nous continuer jusqu’à Glennallen.
J’hésitai, tandis que mon regard balayait le stationnement désert, les pompes à carburant corrodées, les cabines à demi-baignées de nuit. Si seulement je possédais un permis de conduire…
― Il est tard, et tu as conduit toute la journée. Et puis, j’ai réservé…
Ma compagne de voyage opina, resserrant contre elle son manteau d’automne presque aussi blanc que son épiderme. Elle me suivit d’un pas lourd jusqu’à la réception, près de laquelle grésillait un panneau Open. Nos pieds s’enfoncèrent dans les marches moisies de l’escalier, qui dégageaient une forte odeur d’humidité. Le nez plissé, je poussai la porte au verrou cassé, me dirigeai vers le comptoir. Dans le restaurant attenant, un homme au teint foncé releva la tête du zinc où il était accoudé. Son regard à moitié aveugle m’incommoda, comme si son œil de verre me fouaillait l’âme. Après m’être raclé la gorge, je bafouillai :
― Nous avons une réservation.
L’employé se redressa lentement, avança jusqu’à un couloir qui s’enfonçait vers l’arrière du bâtiment. Puis il tonna :
― Lukas !
J’entendis des pas provenir du fond de la roadhouse. Un homme d’une trentaine d’années apparut. Vêtu d’une chemise de chasse, il avait une longue chevelure blonde nouée en queue de cheval. Il me considéra avec suspicion, cigarette fumante aux lèvres. Je répétai :
― Nous avons une réservation.
Ses yeux s’écarquillèrent comme si je venais d’énoncer une impossibilité.
― Vraiment ? répondit-il avec cet accent vaguement texan que l’on entend parfois en Alaska.
Je tentai de garder contenance. Près de moi, Marie-Anne approuva, imposante malgré sa petite taille.
Le commis considéra le tableau en laiton derrière lui, où toutes les clefs étaient accrochées. Incertain, il me tendit celle de la chambre 5. Je hochai la tête. Il précisa, les mâchoires contractées :
― La chapelle est juste à côté. La prochaine messe aura lieu à dix heures du matin.
Surprise, je n’ajoutai rien, scrutai le visage de Marie-Anne où l’étonnement était visible. L’homme poursuivit, se tournant en direction du restaurant :
― Si vous avez envie de dîner, nous sommes ouverts jusqu’à tard en soirée.
Je considérai la salle à manger tapissée de peaux de bêtes tannées et d’antiques affiches de bières. Au fond de celle-ci, un vieillard plutôt élégant tenait une pinte de stout d’une main incertaine. Je perçus un mouvement fugace près d’un juke-box muet. En plissant les yeux, je discernai une jeune femme diaphane. Arc-boutée sous l’appareil, elle essayait en vain de l’activer. Personne ne tentait de lui venir en aide.
Impatiente de me reposer, je fis volte-face, escortée par Marie-Anne. Ma compagne de voyage referma la porte brinquebalante derrière nous avec un soupir de soulagement, tandis que j’embrassais du regard la chapelle décatie. Sur les murs, des vitraux fissurés représentaient des madones, deux par deux, visiblement en train de comploter. De la sueur ruissela sur mes tempes, malgré la température qui venait de baisser d’au moins un degré.
Nous nous engageâmes dans la route tortueuse qui conduisait au motel. Près de la bâtisse assombrie, des sentiers épars sinuaient vers les bois. Je songeai aux chemins qu’empruntaient jadis les prospecteurs d’or. Plusieurs d’entre eux, dont Ben French, avaient juré entendre les murmurantes lors de leur passage…
Je me hâtai de déverrouiller la porte de notre chambre, dont la froideur me cingla. Tel qu’escompté, la décoration était désuète et dépareillée, des calendriers âgés de plusieurs années étant punaisés sur les murs en bois mal équarris. Je m’assis sur le lit orné d’une couverture aux motifs enfantins pendant que Marie-Anne allait activer le chauffage dans la salle de bain. Elle s’exclama :
― Il n’y a pas de porte à la salle de bain ! Et devine quoi ? Il n’y a même pas de porte à la douche ni de rideau !
Je la rejoignis pour constater ses dires. Intriguée, je pensai aux murmurantes qui racontait-on, allaient de temps à autre flâner dans les douches des cabines inoccupées. Moins curieuse que moi, ma compagne de voyage s’affaissa sur le lit à ma droite. Elle me demanda en tournant son visage rond dans ma direction :
― Ça te dérange si je me prépare à dormir ?
― Bien sûr que non. Je ne tarderai pas non plus.
Mon regard s’égara par la fenêtre au-dessus de mon lit. Le véhicule de location était stationné en face de notre cabine, près de la génératrice. J’expirai longuement en refermant les stores disjoints. Marie-Anne s’affaira dans la salle de bain avant de se glisser sous les draps, non sans me mentionner que des ressorts transperçaient son matelas. Tant bien que mal, je m’escrimai à trouver une position confortable pour lire sur la couche étroite. Incapable de dormir immédiatement, je survolai les pages de mon magazine dans l’éclat bilieux de la lampe de chevet, dont un plastique protecteur couvrait l’abat-jour. Comme chaque soir, ma compagne de voyage sombra dans le sommeil sans attendre. Je la regardai, envieuse de sa faculté de dormir sur commande.
Puis je discernai des bribes de conversation à l’extérieur de la chambre, comme si un second locataire s’était résigné à passer la nuit au motel. Je glissai un œil entre les lattes inégales. Le chemin était toujours aussi vide, de ce noir caractéristique de la forêt profonde. Marie-Anne ronflait, les bras relevés au-dessus de la tête, esquintée par notre longue journée. Je décidai de l’imiter.
La lumière vacilla à cet instant, avant de s’évanouir complètement. Je poussai un cri assourdi. L’image des murmurantes qui éteignaient les lampes s’imposa avec force. Quelques secondes détalèrent dans l’obscurité. L’électricité revint enfin. Je rabattis le couvre-lit sur moi. Une deuxième fois, l’ampoule crépita. Je me retins de réveiller Marie-Anne, dont la respiration paisible me parvenait toujours. La lampe clignota à une troisième reprise avant que je me convainque de l’éteindre. Les yeux ouverts, je décryptai les bruits à l’extérieur. Un long moment se déroba dans le silence. Malgré ma vigilance, je finis par m’abîmer dans un demi-sommeil peuplé de rêves imprécis.
À l’aube, un rare éclat de jour se faufila entre les lattes disjointes du store. Je frottai mes paupières sèches, me redressai sur le lit. Marie-Anne était toujours assoupie, allongée sur le côté. D’un mouvement engourdi, je pivotai en direction de la fenêtre. Une abondante chape de neige caparaçonnait la voiture de location. Je fronçai les sourcils en me remémorant que les revenants attendaient la venue de la saison glaciale pour s’installer dans la roadhouse. Puis je sursautai en apercevant les traces de pas rougies qui serpentaient jusqu’aux sentiers des prospecteurs. Les yeux plissés, je les suivis du regard. À l’extrémité de la piste, deux femmes étaient en train de discuter près de la chapelle. Elles trainaient derrière elles un drap empourpré. Des pièces d’or s’en échappaient, disparaissaient dans la neige.
Un frisson me vrilla l’échine alors que la vision s’éparpillait dans l’aurore. Les empreintes demeuraient visibles, fraîches et précises. Je me précipitai pour réveiller Marie-Anne. Ma compagne de voyage remua dans son sommeil en murmurant quelque chose au sujet d’un trésor. Sans perdre de temps, j’enfilai un chandail, puis des pantalons propres. Une pièce d’or s’échappa de l’une des poches dans un tintement rouillé. Je poussai un cri avant d’ouvrir la porte à la volée. Dehors, la neige étendait son suaire. Le vent se mêla aux chuchotements de la messe qui s’annonçait.
Lorsque j’ai demandé à Ariane de nous proposer également un titre pour la période d’Halloween, elle était heureuse de suggérer toute une liste de bons titres. Vous aurez donc l’embarras du choix!
« Difficile de faire un choix, en voici quelques-uns : Canyon Rouge et Terminus sanglant de Michel Honaker, Entre les bras des amants réunis de Claude Bolduc, Exodes, anthologie de la Maison des viscères, La maison au fond de l’impasse de Frédérick Durand, La nuit du minotaure de Marc Agapit, L’écho des suppliciés de Joël Houssin. »